Manifesta 13 : La Constellation de la Rouguière
Entretien avec Dania Reymond-Boughenou, cinéaste
Pour cette édition 2020 de la biennale d’art contemporain Manifesta, qui a pris ses quartiers à Marseille, Cinémas du sud & tilt a invité Dania Reymond-Boughenou dans le cadre du programme “Les Parallèles du sud“. La cinéaste réalise un court métrage, La Constellation de la Rouguière.
À travers ses différents projets de courts et moyens métrages, Dania Reymond-Boughenou a régulièrement interrogé son rapport à l’Algérie, thématique aujourd’hui au cœur de ce nouveau projet.
Dans cet entretien, elle revient pour nous sur la mise en place et les différentes étapes de ce travail en cours mais également sur son rapport au cinéma et le lien qu’il entretien avec l’art contemporain.
─ Peux-tu revenir sur ton parcours et ce qui t’a amenée aujourd’hui à être cinéaste ?
Je suis rentrée aux Beaux-arts avec un dossier de peinture mais assez vite j’ai réalisé que je n’étais pas peintre. J’ai changé d’atelier et j’ai découvert le cinéma, donc très tard. C’est en regardant le film de Godard Soigne ta droite que j’ai réalisé que dans le cinéma il y avait tout ce que je recherchais : la peinture, la musique, la politique, les gens, la poésie…
J’ai continué à me former en allant au Fresnoy, où on nous apprenait à travailler avec une équipe professionnelle, là où aux beaux-arts le travail était très solitaire.
J’ai également fait du montage dans un contexte professionnel, car je sentais que j’avais besoin de maitriser un outil et la technique, et c’est de fil en aiguille que je me suis dirigée vers la réalisation cinématographique. Mon scénario de premier long métrage vient juste d’obtenir l’avance sur recettes du CNC et nous espérons le tourner d’ici un an.
Les projets comme La Constellation de la Rouguière avec Manifesta, sont plus du côté de l’art contemporain, mais c’est complémentaire. Ce type de production laisse plus d’espace à l’expérimentation et à des formes de narration plus hybrides.
─ Ton rapport à l’Algérie est très présent dans ton œuvre. La Constellation de la Rouguière ne fait pas exception. Comment est né ce projet ?
Je n’ai pas toujours traité les mêmes thématiques mais depuis que je suis sortie des écoles d’arts la question qui me préoccupe le plus c’est mon rapport à l’Algérie. Avec ma famille nous avons quitté Alger pour Marseille en 1994. Nous sommes partis en une semaine, ça n’était pas prévu. Ça faisait déjà plusieurs années que la situation politique était très instable. Depuis ce départ précipité en pleine décennie noire [la guerre civile algérienne qui a vu s’opposer islamistes et gouvernement militaire et qui a fait entre 100 000 et 200 000 victimes entre 1991 et 2002, ndlr] mon rapport à ce pays est resté en suspens. Et le cinéma est vraiment l’outil parfait pour explorer ce territoire à la fois intime et géographique.
Par contre, je ne saurais pas dire ce qui déclenche un nouveau projet, c’est à chaque fois une aventure différente. Pour La Constellation de la Rouguière, la rencontre avec Karina [Bianchi, de Cinémas du sud & tilt, ndlr], qui m’a contacté après avoir vu le Jardin d’essai (2016), a été déterminante.
L’occasion de travailler ensemble s’est présentée un an plus tard suite à l’appel à projet de Manifesta. Le thème de Manifesta 2020 c’est Trait d’union, et Marseille est aussi ma ville d’origine donc ça me parlait. C’est par ce dialogue que l’on a pu définir le projet et la question de la relation France-Algérie s’est très vite imposée.
─ L’édition 2020 de Manifesta prend place à Marseille. Que représente cette ville pour toi ?
C’est ma ville d’accueil et justement le quartier de la Rouguière est aussi un quartier composé de personnes arrivées d’ailleurs, pour beaucoup d’Algérie. Avant, la Rouguière c’était la campagne, il n’y avait rien. Les gens sont arrivés avec cette idée qu’il fallait tout reconstruire tout en étant habités par une autre terre. C’est très représentatif de Marseille, où beaucoup de gens sont venus de la mer, à toutes les époques, pour des raisons différentes.
Je ne vis plus à Marseille mais c’est là que j’ai découvert le cinéma, fait les Beaux-Arts…
─ Peux-tu nous brosser le portrait du projet tel qu’il est envisagé pour le moment ?
Le quartier de La Rouguière est emblématique de ce Marseille complètement recomposé et façonné par les aléas de l’Histoire. En 1962, il y a eu les rapatriés d’Algérie, en 1970 il y a eu des immigrés économiques algériens, aujourd’hui il y aussi des comoriens, ou encore des gens qui viennent des quartiers nord de la ville suite à des destructions de cités. Il y a plein de couches comme ça, qui forment une histoire que j’ai envie d’explorer à travers le cinéma.
Je travaille d’abord à travers les témoignages des habitants pour qu’ils me racontent leur arrivée dans le quartier, et leur trajectoire, leur parcours de vie au sein de celui-ci. Je vais ensuite utiliser un outil qui s’appelle les constellations familiales qui se situe entre le jeu de rôle, le psychodrame et la thérapie familiale et qui interroge les héritages trans-générationnels et la façon dont ils sont intriqués dans l’histoire individuelle de chacun. J’aimerais utiliser cet outil pour faire, en quelque sorte, la constellation du quartier.
─ La Constellation de la Rouiguière est un projet original en partie par son procédé d’écriture, et le travail qui est effectué avant même de penser à la caméra. Peux-tu nous détailler ce processus de création ?
Il y a d’abord eu une étape d’écriture, même si ça n’est pas au sens classique du terme avec un scénario. J’ai dessiné l’architecture du projet, je sais déjà comment je veux découper les images, comment je vais travailler avec les comédiens, mais je reste très ouverte à l’imprévu. C’est aussi une grande chance avec ce genre de projets de pouvoir travailler avec les rencontres, avec la matière que les participants te donnent.
Actuellement je rencontre les habitants de la Rouguière et je commence à échanger avec des comédiens sur Marseille qui soient suffisamment ouverts d’esprit pour travailler sans scénario, avec ce que ça implique pour eux d’inconfort. Ils devront aussi travailler sur des émotions qui ne seront probablement pas neutres au moment de la constellation familiale, car ça va toucher à des choses profondes.
Il y aura une journée de Constellation avec une constellatrice, Rita Leombruni. C’est un passage de relai entre un premier travail presque anthropologique et un travail sur les émotions mais qui doit tout de même restituer quelque chose de l’histoire du quartier.
Il n’y a toujours pas de caméra en jeu lors de cette étape. La constellation sert d’outil et n’est pas une fin en soi. L’idée de se servir d’un système qui a plutôt attrait à la psychologie c’est aussi une manière d’activer chez les comédiens quelque chose qui ne fait pas seulement appel à leur jeu d’acteur mais aussi à leur inconscient familial. J’ai fait des constellations familiales et ça m’a tout de suite fait penser à du théâtre antique. On convoque l’émotion à un autre niveau mais toujours en lien avec l’histoire familiale. Elle sert à convoquer la trace émotionnelle laissée par les événements historiques et familiaux.
Ensuite il y aura l’écriture des plans, la partition des images que je souhaite filmer dans le quartier. Il y aura l’écriture de la mise en scène et un travail avec les comédiens afin de déterminer comment je vais les filmer eux. Je vais également réaliser un montage audio pour qu’à la fin du mois de septembre on puisse tourner des images. D’ici là je pense également réécrire des dialogues et des scènes à partir des étapes précédentes.
─ Comment se sont passées tes premières rencontres avec les habitants du quartier de la Rouguière ?
J’ai déjà plusieurs très beaux témoignages, très différents, et dont je me resservirai par la suite dans la constellation familiale mais aussi des extraits qui resteront dans le film. Je cherche à en rencontrer d’autres. Pour l’instant les témoignages que j’ai récoltés proviennent de personnes arrivées dans les années 70 et j’essaie de remonter encore plus tôt. J’ai rendez-vous avec une habitante qui est arrivée en 62 et qui habite toujours dans le quartier.
_ Dans ton film Le jardin d’essai il y a un jeu sur une frontière entre documentaire et fiction, il me semble que c’est également un point important du projet La Constellation de la Rouguière. Qu’est-ce qui t’amène à développer un procédé comme celui-ci ?
Le cinéma qui m’intéresse c’est toujours un cinéma travaillé par le réel, voir composé de différents registres. C’est aussi parce que le montage m’a beaucoup parlé au démarrage et qu’il pose la question de l’association d’éléments qui ne vont pas ensemble.
Le projet parle de recomposer des identités disloquées, hétérogènes, donc si c’est pour brandir quelque chose d’uniforme ça ne me parait pas forcément intéressant. Le réel n’a rien d’uniforme. Ce qui m’intéresse c’est de savoir quels récits on raconte à partir de lui ? Comment on arrive à la fiction ?
_ Tu parlais de cinéma hybride,. Comment penses-tu pouvoir travailler cette question de l’art contemporain par rapport à celle du cinéma ?
Je trouve que mon travail reste du cinéma. C’est de l’art contemporain, parce qu’on est dans un contexte de production qui est celui de l’art contemporain et qui fonctionne différemment, avec plus de liberté et d’espaces d’expérimentation possibles. Les lieux de diffusion ne seront pas forcément les mêmes, mais pour moi ça reste du cinéma. La question cinéma / art contemporain est avant tout liée à la manière dont les projets sont produits et diffusés.
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Entretien réalisé par Margot Laurens, aidée de Karina Bianchi