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“Bad Luck Banging or Loony Porn” : rencontre avec le réalisateur Radu Jude

Entretien avec...
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Publié le : Lundi 20 décembre 2021

Sorti en salles le 15 décembre, Bad Luck Banging or Loony Porn est le dernier film de Radu Jude, récompensé de l’Ours d’Or lors de la dernière édition du Festival de Berlin, après plusieurs films dans lesquels il mettait son pays, la Roumanie, en face des tragédies de son histoire : police politique du régime de Ceausescu, esclavage des Roms et massacres des juifs. Dans son nouveau film, il filme la Roumanie contemporaine, avec masques, gel et distanciation sociale. Mais Radu Jude continue de mettre en lumière les contradictions de son pays, à travers l’histoire d’une professeur de littérature qui est confrontée à la fuite sur Internet d’une vidéo porno qu’elle a tournée avec son mari. Un événement qui ne manquera pas de secouer la petite société dans laquelle elle évolue. Nous avons rencontré Radu Jude à l’occasion d’une avant-première du film au cinéma La Baleine à Marseille.

Après plusieurs films historiques, comme Uppercase Print (2020), Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares (2018) ou Aferim! (2015), vous revenez ici au contemporain, et même à l’ultracontemporain puisque le film se passe pendant la pandémie. Vous aviez envie de revenir au présent ?

Oui, c’est exactement ça. J’avais passé beaucoup de temps à faire des films historiques et je voulais faire un film contemporain. Mais j’ai voulu garder une chose caractéristique des films historiques : l’attention aux détails. Quand on parle d’Histoire, tous les détails du passé deviennent importants. Si on lit des journaux d’il y a cent ans tout est intéressant, que ce soit les publicités, les photos, les petites annonces. Chaque détail nous dit quelque chose sur l’époque.

Je voulais donc faire un film contemporain dans lequel cette attention aux détails était plus importante que d’habitude. J’ai cette impression que beaucoup de cinéastes qui filment des histoires contemporaines essayent de raconter seulement une histoire, que tout ce qui est autour n’existe pas. Dans mon cas, je me suis dit que je voulais décrire le contexte, les objets, les images avec la même attention que pour l’histoire et les personnages.

Cette attention aux détails est très perceptible dans les scènes où le personnage se déplace en ville. La caméra filme énormément autour du personnage : vitrines, rues, bâtiments, enseignes… Cela m’intriguait de savoir comment vous avez élaboré ces scènes ? Est-ce qu’il y a de la composition ou vous vous êtes efforcés de capter le réel ?

Tout ce qui est dans le second plan de l’action est réel, documentaire. Les interactions entre les personnages sont parfois mises en scène. Je voulais montrer le tissu de la ville et permettre au spectateur d’y voir quelque chose de plus profond.

On se retrouve ainsi avec de nombreux signes à interpréter, par exemple l’ironie de cette vitrine de magasin où trônent côte à côte les livres Disney et ceux sur la religion…

Oui, il y avait même un autre livre qui n’apparait pas à l’écran sur la conspiration sur le Covid (rires). C’est la force de ce regard qui peut sembler aléatoire. Cela laisse le spectateur faire les rapprochements, les connexions.

Ces séquences relativisent aussi l’« obscénité » de la vidéo porno du personnage montrée en introduction, puisque l’environnement urbain décrit est assez obscène également.

Oui c’est ça, on s’est habitué à d’autres formes d’obscénités.

La première partie du film est intitulée « Esquisse d’un film populaire ». Pouvez-vous revenir sur le terme d’esquisse ?

Cela vient d’un livre d’André Malraux, “Les voix du silence”, dans lequel il raconte avoir découvert les esquisses des tableaux d’Eugène Delacroix et dit qu’il les trouve bien plus modernes que les tableaux eux-mêmes. J’aime cette idée que pour notre œil et notre pensée moderne, une esquisse puisse se transformer en autre chose. On peut parler de la même chose avec les dessins de Lascaux qui pourraient ressembler à du Picasso ? C’est en tout cas plus moderne que des peintures du Quattrocento. Je ne sais pas si je suis d’accord avec Malraux sur Delacroix, mais cette idée de l’esquisse m’a paru fertile. J’ai pensé pouvoir l’utiliser pour faire un film, cela m’intéressait de prendre une réflexion sur la peinture et de la transposer au cinéma.

La scène d’ouverture est donc cette fameuse sextape tournée par votre personnage principal avec son mari. À quel moment du processus créatif vous êtes-vous dit qu’il allait falloir la tourner et la montrer ?

Très vite, j’ai su qu’il allait falloir faire cette vidéo porno nous-même. Et la montrer. C’est comme une preuve à l’appui, c’est permettre au spectateur de voir et d’avoir une opinion sur la question, de poser un jugement. Après c’est aussi une petite blague, une petite perversion car les spectateurs sont mis exactement dans la position des parents d’élèves qui tombent sur cette vidéo.

La deuxième partie du film est une longue séquence composée de fragments, d’images, d’idées sur la société roumaine et au-delà, dans un collage qui nous fait penser à Jean-Luc Godard. Comment cela vous est venu en tête ?

La structure du film a changé plusieurs fois. J’ai eu cette idée en étant influencé par Flaubert et son “Dictionnaire des idées reçues” et aussi par tout le modernisme, y compris Godard, qui est un cinéaste très important pour moi.

C’était l’envie d’avoir un carnet d’esquisse inachevé, puisque le film est une esquisse. Mais chaque spectateur peut y prendre deux ou trois choses. Après, j’ai cette habitude de garder des citations, de sauvegarder des images, des extraits de la télévision, d’internet, de YouTube, sans vraiment savoir quoi en faire. Quand j’ai eu l’idée de cette séquence, j’ai commencé à chercher des choses plus pointues. Ce n’est pas un processus bien structuré et je sais que ce n’est pas trop accepté dans le monde du cinéma où normalement le réalisateur doit contrôler tout le processus créatif. Je me suis laissé guider par ce que je trouvais.

Un des fragments de cette séquence parle du cinéma comme du bouclier de Persée. Celui qu’Athéna lui donne pour combattre la Gorgone, grâce auquel il peut regarder son ennemi en utilisant le bouclier comme miroir et voir ainsi le monstre sans être pétrifié. Vous partagez cette idée ?

C’est une citation de Siegfried Kracauer extraite de son livre Theory of film. C’est une image très optimiste du cinéma qui me plait, même si je crois que les choses sont beaucoup plus complexes. Mais j’aime beaucoup cet optimisme de Kracauer qui dit que le cinéma à cette fonction de nous montrer des choses pour qu’on puisse les regarder. Mais maintenant avec la télévision, les réseaux sociaux, nous sommes inondés d’images, d’images de violence notamment, de militaires, de massacres…Donc comme théorie, c’est discutable mais comme idéal cela me plait.

La troisième partie confronte les parents d’élèves à la professeure, dans une réunion qui s’apparente à un procès. Bien que la plupart des parents aient des tares, tous se permettent de juger les mœurs de cette femme, qui semble devoir porter l’honneur de la nation sur ses épaules ?

La troisième partie est conçue comme une caricature, comme une sitcom de télévision, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne contient pas beaucoup de vérité. En effet, pour les professeurs, il y a cette exigence utopique et hypocrite d’être de bons professionnels, mais aussi d’être d’une moralité absolue alors que nous sommes loin d’avoir la même exigence envers nous.

Votre film est décrit comme « acide », « critique », « radical ». Est-ce que vous revendiquez vous-même une posture de radicalité ?

Je ne sais pas si c’est vraiment de la radicalité. Cela peut sembler radical car dans l’industrie du cinéma, on est forcé à faire les choses dans une certaine direction. Quand on mélange des choses comme j’ai fait dans ce film, ce n’est pas très bien accepté, et nous avons eu des difficultés à financer le projet, beaucoup d’interlocuteurs critiquaient le projet. Le fait que ce film existe est déjà important.

Le film est sorti cet été en Roumanie, comment a-t-il été reçu ?

Oui, les gens ont été un peu déçus, car il s’attendait à un vrai film porno (rires). Mais autrement il y a eu des avis partagés, beaucoup de gens qui aiment le film et beaucoup le détestaient. Pour un film c’est essentiel, je ne veux pas faire un film qui soit aimé par tout le monde, ce serait bizarre et triste. Quand quelque chose est différent de ce qu’on a l’habitude de voir, la première réaction est souvent le rejet. Mais il arrive que, quelques années après, quand on y repense, on finisse par changer d’avis. Le premier pas de l’acceptation, c’est souvent le rejet.

Je vous demande ça car j’étais intéressé de savoir à qui vous vous adressez en priorité quand vous faites votre film, qui contient de nombreuses références culturelles locales ?

Je suis très attaché aux questions locales. C’est une autre obsession de l’industrie du cinéma de faire des choses universelles et donc de tuer toutes les références locales et les aspérités. Quand je regarde quelque chose sur la France, je veux voir quelque chose d’ancré. Un film de Luc Besson qui est comme un film d’Hollywood m’intéresse moins. C’est la même chose ici, mais cela ne veut pas dire que le film n’est que pour les locaux, il est universel. Il faut accepter de ne pas tout comprendre, mais je crois que l’essentiel du film reste tout à fait compréhensible pour tout le monde.

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Entretien réalisé par Sylvain Bianchi.

Crédits photos top et article : Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude ©Météore Films

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