Né à Forbach, le cinéaste Régis Sauder est aujourd’hui installé à Marseille, où il a réalisé ses deux premiers longs métrages documentaires : Nous, princesses de Clèves en 2011 – tourné avec des élèves du Lycée Diderot – puis Être là en 2012, qui documente le travail des psychiatres de la prison des Baumettes. Après un retour dans sa ville natale, dans le bien nommé Retour à Forbach (2017), il pose sa caméra à Cergy, au cœur de la ville nouvelle bâtie sous l’impulsion du pouvoir gaulliste à la fin des années 1960. En résulte un film lumineux, J’ai aimé vivre là, en salles le mercredi 29 septembre. Présentée au FIDMarseille en 2020, l’œuvre emprunte son titre aux mots d’Annie Ernaux, qui vit à Cergy depuis une quarantaine d’années et qui a guidé le réalisateur dans son travail. A l’occasion de la présentation de son film en avant-première au cinéma La Baleine à Marseille, nous avons rencontré le cinéaste pour échanger sur la ville, l’utopie urbaine et les personnages bien réels qui peuplent J’ai aimé vivre là.
─ J’ai aimé vivre là a pour centre la ville nouvelle de Cergy, où pour l’anecdote le cinéma a été ouvert avant même que les premiers habitants n’arrivent dans les années 1970. Comment le projet vous est venu en tête ?
Le film est né d’une rencontre avec Annie Ernaux, qui avait apprécié et écrit sur Retour à Forbach (2017). J’ai découvert Cergy avec elle, au terme d’un après-midi de balade pendant lequel j’ai eu le privilège de l’avoir comme guide – elle qui vit ici depuis quarante ans – tout en discutant de son travail de mise en récit de la ville. À mon retour, je voulais mettre en scène une rencontre dans ce lieu particulier qu’est la ville nouvelle. On peut dire qu’Annie Ernaux m’a offert le film sur un plateau.
─ Au départ, que pouvez évoquer pour vous l’expression de « ville nouvelle » ? Quelles images mentales en aviez-vous ?
La première fois que j’ai entendu parler de Cergy, c’était par ma mère. J’avais alors le sentiment d’une ville futuriste, moderne. Je n’avais pas du tout mesuré la dimension humaine de la ville et son ancrage dans le paysage. En découvrant Cergy avec Annie Ernaux, j’ai découvert l’utopie qui précède à sa construction : une ville dans la verdure, en lien avec le paysage et la nature.
─ Quelle place prend l’œuvre d’Annie Ernaux dans votre travail ?
C’est une auteure absolument majeure de la littérature, qui a très vite été reconnue internationalement. En France, comme nul n’est prophète en son pays, cela a pris un peu plus de temps mais elle est désormais étudiée. Son œuvre était au programme de l’agrégation l’année dernière.
Son œuvre m’avait nourri pour les films précédents. C’est elle qui a inventé l’auto-socio-biographie, la mise en récit de son histoire sociale à travers trois ouvrages majeurs – La place, La honte et Une femme. Elle a beaucoup écrit sur le principe de l’écriture photographique : des récits construits à partir de l’observation de son entourage, comme dans Journal du dehors, La vie extérieure ou encore Regarde les lumières mon amour.
─ On imagine qu’elle a une place particulière à Cergy ?
Cergy étant une ville qui se met beaucoup en récit, Annie Ernaux a en effet une place institutionnelle importante, par exemple à l’Université. Elle est une habitante à part, et dans le film elle a une place singulière tout en étant une parmi d’autres.
─ Nous rencontrons au long du film une galerie de personnages : de Claudette, qui fait partie des 1000 premiers habitants, jusqu’aux jeunes lycéens. Quel fil commun avez-vous cherché à tisser entre eux ?
Le principe du film est que la ville est la juxtaposition des histoires qui la traversent. J’ai donc voulu construire une chronologie de la ville et de son existence. Nous partons du personnage de Claudette et d’un des premiers textes d’Annie Ernaux – qui témoigne de sa surprise à son arrivée – jusqu’aux migrants qui arrivent dans la patinoire et à l’anniversaire des 50 ans de la ville. Il y a donc une double dramaturgie temporelle qui s’instaure, une ligne entre les années 1970 et aujourd’hui, mais aussi celle du dernier été de ses jeunes lycéens qui passent le bac et vont quitter la ville.
─ Vous filmez en effet la jeunesse de Cergy, le passage de l’adolescence à la rupture avec le foyer. C’était important de lier ces vies nouvelles et la ville nouvelle ?
Ce sont avant tout mes complices de mise en scène. J’ai mené un atelier avec la chorégraphe Julie Desprairies pendant un an au Lycée Galilée, où j’ai fait leur rencontre. Avec eux, nous avons travaillé sur le corps dans l’espace, comment mettre en scène des déplacements, comment se raconter à travers la ville. Le film est donc très chorégraphié, au fil des déambulations durant lesquelles on croise les personnages.
─ On est d’ailleurs interpellé par certaines séquences, où les personnages racontent leurs histoires, mises en scène d’une manière qui évoque davantage la fiction que le documentaire…
Pour moi, c’est l’inscription du film dans une histoire du cinéma, en puisant dans des inspirations évidentes à Cergy comme Eric Rohmer. Je voulais aussi que le spectateur puisse ressentir un trouble du réel. C’est évidemment l’histoire des personnages qui est racontée. Mais en les mettant ainsi en scène, le spectateur est poussé à interroger en permanence où il se situe, entre le réel et le cinéma.
─ L’architecture de Cergy est assez incroyable, d’inspiration utopique. Les plans de drone utilisés dans le film évoquent le survol de l’Ile-de-France par Paul Delouvrier, haut fonctionnaire chargé par De Gaulle de la construction des villes nouvelles dans les années 1960. Qu’avez-vous ressenti lors de la découverte de ces lieux ?
C’est un décor inouï de cinéma. Si la ville inspire tant de cinéastes, c’est parce qu’elle propose un cadre majestueux. C’est d’ailleurs compliqué à filmer. Pour ce faire, j’ai partagé l’image avec Tom Harari, immense chef opérateur qui a récemment fait l’image d’Onoda (2021). Il m’a aidé à inscrire cette dimension majestueuse dans le rapport de plan et à construire la place de tous les personnages dans ce cadre. C’était important d’appréhender le territoire, de l’arpenter, de le voir depuis le ciel comme vous l’évoquez en rappelant Paul Delouvrier. Cela participe à faire de la ville même un personnage du film.
─ Vous arrivez à Cergy l’année des 50 ans de la ville. Au détour d’une conversation, on entend des habitants qui se sentent exclus de cet anniversaire, et aiment à rappeler que la ville s’est faite grâce aux gens…
Cette séquence de repas est la mise en scène du récit des jeunes trentenaires qui sont les enfants des pionniers – ceux qui sont arrivés dans les années 1970. Ce sont des gens qui sont revenus à Cergy, car ils sont porteurs d’un héritage, de cette utopie, de la nécessité à la faire exister voire à la transformer. Elise, une des personnages, dit un moment que beaucoup d’éléments de cette utopie se sont perdus. C’est tout à fait vrai, y compris dès la construction de Cergy-le-haut, où la voiture a repris sa place. Ces jeunes portent une conscience de ce qu’était cette utopie, et des renoncements politiques dont elle a fait l’objet. Elise se fait le porte-voix de cette lucidité.
─ Au cours de la même discussion, les « valeurs » de Cergy sont évoquées : l’accueil, la mobilisation citoyenne, l’éducation populaire… On sent d’ailleurs une certaine inquiétude de ces trentenaires qui se soucient de la transmission de ces « valeurs » à la jeune génération…
Bien sûr, c’est comme Liberté, Égalité, Fraternité, on sait que cela n’existe pas. Pourtant ce sont des valeurs que l’on essaye de transmettre. L’utopie de cette ville, c’est un objectif dont les habitants s’emparent.
Pour moi, le film aborde surtout la question de la possibilité d’imaginer un lieu où le principe d’hospitalité est au centre de l’éthique du lieu. Avant d’être un fim sur Cergy, c’est un choix politique de montrer l’utopie. L’utopie est un un concept qui ne se filme pas, mais le cinéma peut prendre en charge une certaine dimension de cette utopie. C’est le regard que je porte sur ce lieu qui continue à accueillir du monde : les migrants, les jeunes de la classe UP2A…
Le film est fait de ces récits où les gens peuvent trouver une place. Certains vivent dans des conditions difficiles et pourtant ce que je mets en scène est le bonheur d’être ensemble, non pas parce que j’ai un contrat avec la ville de Cergy, mais parce que c’est un choix politique, une façon de regarder le monde. Mais aussi parce que c’est un lieu de possible, il y a là-bas un horizon, géographique avec l’esplanade, et symbolique, dès le projet de construction de la ville. Quelque chose de cette utopie persiste à Cergy.
─ Votre film baigne d’ailleurs dans une lumière chatoyante, qui fait de Cergy une ville enchantée, pleine de verdures. Cela semble prolonger l’intention que vous évoquiez à l’instant ?
C’est pareil. C’est un choix délibéré de tourner en été. Le film se déroule sur l’espace public, à l’extérieur, dans un espace commun dont nous pouvons nous emparer. Ce choix de la lumière bienveillante découle de ce parti pris.
─ Le projet La Patinoire me semble être absolument fondamental dans le film. Tout d’abord il est une incarnation concrète de l’engagement citoyen vanté par les habitants de Cergy. Ensuite, il inscrit Cergy dans la réalité sociale contemporaine de la France, puisqu’à l’instar de nombreuses communes, elle connait un afflux de migrants qui la connectent au monde. Enfin, et c’est le plus important, en déviant la patinoire de son usage premier, elle créé des souvenirs, ce qui écrit donc une histoire pour Cergy.
C’est le cœur du film. Ces migrants sont au centre de la ville, juste à côté de la préfecture, dans le parc François Mitterrand et dans cette patinoire transformée en espace d’accueil. C’est l’histoire du monde qui traverse l’histoire de la ville, qui s’invite dans ce lieu où tout semble nous raconter une autre histoire. Cette violence arrive, mais elle permet de poursuivre le récit de l’accueil. Le récit de Nadia (qui travaille dans le centre d’accueil installé dans la patinoire) est rempli d’émotions, à la fois celle du souvenir et celle du présent. On ne sait pas ce qui la bouleverse réellement, l’image d’elle enfant qui patine ou la violence qu’elle voit tous les jours, ou encore la beauté de ce qu’elle fait, accueillir les gens, leur donner du temps. Ce que ne dit pas le film, c’est qu’une nouvelle patinoire a été construite à Cergy. Elle a couté des millions d’euros, et si une partie de l’argent avait été utilisé pour eux, ils seraient accueillis dans d’autres circonstances.
─ Vous avez assisté à l’anniversaire des 50 ans de Cergy. Une vague de rénovations est d’ailleurs prévue pour la ville, vous en filmez même les modélisations 3D des projets d’architecture prévus autour du centre commercial Les Trois Fontaines. Qu’avez-vous pu capter de ces projets et des attentes des habitants ?
Cergy est une ville qui s’est toujours mise en récit. Eric Rohmer, avant de faire L’Ami de mon amie (1987), a travaillé pour l’INA et a réalisé le documentaire L’Enfance d’une ville (1975). Tout de suite, on a personnalisé cette ville, qui est fragmentée avec trois centres villes. Pour en extraire une unité, on a créé un récit de la ville, de la fondation jusqu’à l’anniversaire des 50 ans. Habituellement, les anniversaires c’est pour les gens.
La nécessaire rénovation de la ville est évidemment construite autour du commerce, qui était déjà au cœur de la proposition fondatrice. La rénovation est à la fois à l’image des aménagements d’aujourd’hui et en même temps le schéma directeur de la ville est tellement fort que quelque chose résiste. A Cergy par exemple, il y a énormément de sentiers balisées le long desquels on peut marcher des heures sans voir une voiture. Les gens sont attachés à ça et cela résiste. Il y a cette persistance de l’héritage.
─ Vous êtes installé à Marseille, qu’est-ce qui fait que Marseille est, dans l’inconscient collectif, davantage une ville que Cergy ? A quoi ça tient ?
C’est ce que dit un des personnages du film, quand il raconte qu’à Aix il est confronté à un professeur qui lui dit que Cergy est un non-lieu. En effet, dans la représentation bourgeoise de la ville, Cergy ne peut être qu’une banlieue. Mais Annie Ernaux lutte contre cette représentation. Elle fait rentrer le RER dans la littérature. Quand elle écrit Journal du dehors, Le Figaro écrit « la Madone du RER » en s’étonnant que l’on puisse écrire sur l’ordinaire, mais c’est précisément le lieu de la littérature et peut être celui du cinéma.
Quand je reviens à Marseille, je me suis demandé si je pourrais faire un film comme ça. Je pourrais en faire un qui se rapproche, mais quelle utopie nous réunit ici ? L’utopie fondatrice des phocéens d’il y a vingt-six siècles … ? À Cergy c’est récent, c’est plus simple à cerner. À Marseille, il y a un tel abandon par des décennies de gestion calamiteuse ! Il y a une différence majeure avec Cergy. Là-bas l’école est au centre du projet. L’éducation populaire est fondamentale. Chaque quartier a son école, qui n’est pas dans le même état que les écoles publiques à Marseille. C’est un chantier qu’il est grand temps de concrétiser ici.
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Entretien réalisé par Sylvain Bianchi.
Crédits photos top et article : Shellac