“Chloé Mazlo, cinéaste franco-libanaise, présente ce mercredi 30 juin son premier film Sous le ciel d’Alice, avec Alba Rorhwacher et Wajdi Mouawad. L’histoire d’une rencontre, celle d’Alice, jeune femme qui abandonne sa Suisse natale pour le Liban, et de Joseph, astrophysicien qui rêve d’expédier dans les étoiles la première fusée libanaise. Lieu de leur coup de foudre, ce Liban idyllique va très vite basculer dans la guerre civile…
Après des études d’arts graphiques aux Arts décoratifs de Strasbourg, Chloé Mazlo réalise de nombreux courts métrages d’animation, mêlant différentes techniques cinématographiques et récompensés à plusieurs reprises. Pour son premier long métrage, elle livre un voyage dans le temps entre prises de vues réelles et animation, un film sous le signe du souvenir d’un pays, celui de sa famille, encore sonné par des années de guerre. Entretien avec la cinéaste, à l’occasion de l’avant-première organisée au cinéma Les Variétés à Marseille le 16 juin dernier.”
─ Après la réalisation de plusieurs courts métrages, comment êtes vous venue à la réalisation de votre premier long ?
Mes premiers films sont des courts métrages d’animation. Et c’est vrai que dans ce milieu, beaucoup de réalisateurs ne passent jamais au long métrage. Mais j’ai eu de plus en plus envie de raconter un récit sur un temps plus long. Le format court ne me satisfaisait plus. L’énergie dépensée était tellement énorme qu’il pouvait y avoir une certaine frustration. Et puis il y a le bonheur de travailler en équipe. J’ai commencé à travailler seule puis au fil des films l’équipe s’est agrandie. Cela me stimulait beaucoup de penser qu’en travaillant ensemble sur un long, on allait s’amuser plus longtemps, même si pendant les premiers jours de tournage, j’étais tétanisée de voir autant de monde sur le plateau.
─ Comment avez-vous choisi le sujet ?
L’envie première a été de parler du Liban, parce que mes parents sont libanais. J’ai toujours été fascinée par ce pays que tout le monde connait, très attractif mais en même temps assez dangereux. J’avais en tête les récits familiaux qui racontaient le Liban d’avant-guerre comme un paradis. On skiait le matin et on allait se baigner l’après-midi. Il y avait des spectacles et des festivals tout le temps. Des artistes du monde entier venaient au Liban. J’ai été biberonnée à ces anecdotes.
Je suis finalement allée au Liban quand j’avais huit ans. C’était vraiment étrange d’arriver à huit ans dans un pays qui sortait de la guerre, avec des bâtiments détruits, des impacts de balles, et des rues remplies de gens qui parlaient avec l’accent de mes parents. En France je me sentais comme punie car je voyais bien que nous n’avions pas de famille. Je me rappelle des coupures de courant permanentes. Nous, en tant qu’enfants, trouvions cela génial. C’était l’aventure.
Donc j’ai eu envie de parler de l’effondrement de ce monde. Je me suis rapprochée de l’histoire de ma grand-mère, qui était suisse et était allée s’installer au Liban dans les années 1950, chose rare à l’époque. Elle détestait la Suisse et a tout fait pour partir. Sa seule solution a été d’être nurse dans une famille riche, ce qui était à la mode à l’époque. Elle a donc été contactée pour une mission au Liban et elle est partie. Là-bas, elle est tombée amoureuse de mon grand père et à travers lui du Liban. Il était le libanais typique, avec sa famille très chaleureuse, qui faisait des blagues sans arrêt. Quand la guerre est survenue, elle a fait le choix de rester, alors qu’elle avait les moyens de partir. Son histoire m’a toujours intriguée.
─ Le film suit l’histoire d’un couple, qui traverse à la fois l’histoire d’un pays et l’histoire d’une guerre. Comment avez-vous procédé dans l’écriture pour trouver un équilibre entre ces trois histoires ?
Ce sont des années d’écriture, avec Yacine Badday, mon co-scénariste avec lequel j’ai collaboré lors de certains de mes précédents courts métrages. On s’est dit que la famille symbolisait le Liban et la question était de savoir comment faire entrer la guerre petit à petit dans la famille. J’ai eu la chance de rencontrer un historien libanais qui avait collecté tous les journaux depuis le début de la guerre. Il les avait classés et retranscrits, en faisant un résumé de chaque jour, du 13 avril 1975 jusqu’à la fin de la guerre. Il m’a envoyée le déroulé de la guerre jour par jour. Donc on a pu faire une frise chronologique en reliant les événements de la guerre à ceux qui surviennent au sein de la vie de la famille. Par exemple, l’effondrement du laboratoire de Joseph correspond au premier bombardement dans Beyrouth. On a toujours essayé d’avoir cet équilibre.
─ Dans le film, si au début la guerre est déclarée, elle reste un peu au loin. Puis elle se rapproche de plus en plus des personnages, elle devient insidieuse, et elle est toujours représentée par des figures assez allégoriques : des militaires cagoulés, le cèdre… Pourquoi avoir fait ce choix ?
Tout d’abord, cela correspond à cette guerre qui est finalement assez burlesque. Le meilleur résumé en a été fait par Les Inconnus dans un sketch d’une minute. Certaines figures, comme les miliciens cagoulés, ne sont pas exagérées. C’était vraiment comme ça. Dans les photographies du début de la guerre, on voit qu’ils mettaient des masques de carnaval et des boas. Comme ils se tiraient dessus et qu’après ils allaient travailler, ils se déguisaient pour ne pas être reconnus.
Parce que la guerre a eu ce côté-là, je me suis permis ces figures allégoriques comme le cèdre. Et puis quand ma famille me racontait la guerre, ils minimisaient beaucoup la situation, ne racontaient jamais les choses de façon frontale. Je trouvais que ces figures allaient bien avec la façon dont les libanais parlaient de la guerre. Il n’y a pas de monuments de commémoration au Liban. J’y suis allée en 2006, juste après l’attaque des israéliens, et ma famille me disait de ne pas regarder les traces des bombardements. Je n’aurais pas pu prendre une photo des bâtiments détruits parce qu’ils auraient été trop vexés. Ils voulaient que je photographie ce qu’il restait pour que je montre à mes amis comme le Liban était beau. Ils ne voulaient pas faire pitié, c’est pour ça que les personnages restent dignes.
─ L’esthétique du film interpelle, elle est assez radicale dans son genre. Elle évoque l’artisanat, l’animation, le théâtre… Elle est presque ludique et donne un aspect très lumineux au film. C’est un pari très risqué, puisque la frontière avec le faux n’est jamais loin.
C’est un danger qui est aussi présent dans l’animation. Quand on a un parti pris esthétique fort, il faut réussir à ne pas être dans l’artifice. C’est pour ça que dans l’écriture, j’ai toujours voulu m’inspirer de sentiments réels, de choses vécues et racontées. J’avais besoin que les fondements du récit soient justes pour que le reste n’apparaisse pas artificiel. Je voulais aussi que les comédiens soient libanais parce que le décor, recréé en studio, est artificiel. Il fallait que les corps, les accents, soient vraiment libanais. Certains ont vécu la guerre, comme Odette Makhlouf, qui joue Ama. Ce sont des choses sur lesquelles je me suis appuyée pour qu’on ne soit pas dans un prétexte.
─ Il y a aussi ce projet intriguant de Joseph de construire la première fusée libanaise …
C’est un projet authentique, qui a commencé au Liban dans les années 1960, initié par un professeur arménien et des étudiants. Cela a été un événement très suivi au Liban. Un documentaire réalisé par un couple de réalisateurs libanais The Lebanese Rocket Society (de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 2012), en parle. Cela m’a fascinée parce qu’à cette époque, la construction spatiale était assez drôle. C’était presque du bricolage. Et puis symboliquement, le fait qu’à cette époque le Liban comme les autres pays s’autorise à rêver d’aller dans l’espace, c’est important. C’est un projet qui a été arrêté par la France parce qu’il devenait un peu dangereux.
─ Votre producteur, Frédéric Niedermayer, nous disait dans un précédent entretien son plaisir à travailler sur les premiers films. Quel a été votre relation avec lui dans le travail pour Sous le ciel d’Alice ?
Tout d’abord, cela a été assez long de trouver quelqu’un qui accepte le projet sans le changer. Beaucoup de producteurs me disaient de prendre des acteurs français, de rendre Alice espionne, ou de faire l’Amélie Poulain de Beyrouth… Frédéric a tout de suite voulu accompagner le film. Il a compris où le film voulait aller alors que moi je n’arrivais pas bien à l’expliquer, surtout par rapport au mélange des techniques, entre prises de vues réelles et animation. C’était quelque chose faisait un peu peur aux producteurs. Frédéric avait vu mes courts métrages, qui lui évoquaient Pierre Étaix, un réalisateur clown qui a fait tous les gags de Jacques Tati avec qui Frédéric avait travaillé.
─ Comment a eu lieu la rencontre avec Alba Rohrwacher et Wajdi Mouawad, qui forment dans le film un couple étonnant ?
J’avais vu Alba Rohrwacher dans les films de sa sœur, Alice. Je l’ai contactée et le scénario lui a plu. Je suis allée la rencontrer à Rome, tout cela s’est fait de manière très naturelle, très fluide. Quant à Wajdi Mouawad, j’avais une grande admiration pour son travail. Il m’a beaucoup nourrie. J’avais vu des interviews de lui et je trouvais qu’il avait ce côté savant fou, rêveur, que je cherchais pour Joseph… C’est quelqu’un qui veut changer le monde avec ses pièces de théâtre, qui veut élever les gens. Je lui ai envoyé une lettre au théâtre de la Colline et nous nous sommes rencontrés.
Je trouvais qu’Alba et Wajdi allaient très bien ensemble. Ils ont quelque chose de l’enfance que j’aimais beaucoup.
─ Comment avez-vous travaillé pour la musique avec Bachar Mar Khalifé ?
Dans mes courts métrages aussi, la musique était vraiment importante. J’aime bien savoir qui va faire la musique, en discuter… J’avais vu Bachar en concert et j’avais adoré. Le scénario n’était pas encore fini mais je me suis dit qu’il fallait vraiment que ce soit lui qui écrive la musique. Je lui ai indiqué des passages dans le scénario où il y allait avoir de la musique et il a commencé à réfléchir de son côté… En fait, je trouve que c’est quelque chose de très dur de diriger quelqu’un dans la musique sans utiliser des mots ridicules. Cela fonctionne beaucoup à l’intuition. De toute façon, j’avais beaucoup d’admiration pour son travail donc je lui ai laissé beaucoup de liberté. Avec le confinement, il a pu prendre beaucoup plus de temps que ce qui était prévu.
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Entretien réalisé par Sylvain Bianchi.
Crédits photo top et article : Ad Vitam